Lettre de Riga

 

Au pays des grands soirs

C’est au hasard d’une lecture de Paolo Rumiz que nous sommes allés dix jours à Riga. Dans son récit de voyages « aux frontières de l’Europe » sa verve et son élan d’Italien avaient convaincu deux naïfs que les nations de poètes le jour et musiciens la nuit, ça existe pour de vrai. La preuve inouïe serait la petite Lettonie, entre Lituanie et Estonie, Petit Poucet que l’Ours de la Taïga plus d’une fois mangea.

Nous ne savions pas que nous allions tomber dans la furia de « Riga 2014 » capitale européenne de la culture. Le poète ? A fond de cale il souquait. Vita Timmermane nous donna une heure, beaucoup d’encouragements, la revue « Riga 14 », quelques adresses et des bonbons de Riga. Avec pour viatique « Les anciennes routes de l’ambre », nous allons donc poser nos sacs dans l’ancien port où les Varangues réparaient leurs drakkars sur la route de Byzance. Edmunds Mickus, cinéaste exténué de l’Académie de Musique nous offre le thé après trois jours, nous fait entrevoir Katrina Oupallo chanteuse russophone en Ukraine (déjà) sur son Ipad qui tombe en panne, on s’embrasse, on promet de s’écrire. Janis Oga de la fondation Anna Lindh passe nous voir en catastrophe, il part à Francfort dans 5 minutes. Pour nous rassurer, d’excellentes pâtisseries en rangs serrés, des kilomètres de très beaux pavés dans des ruelles serpentines, le clocher de Saint-Pierre en ascenseur, les monuments et « curiosités » en accéléré. Mention spéciale pour les moineaux dans la main magique de Béatrice. Je n’oublie pas le Marché Central, son vétéran de Tchétchénie unijambiste, ses tricoteuses de chaussettes, ses étals de poissons séchés et ses mendiants magnifiques. Je n’oublierai jamais la dame en rouge qui n’a plus trente ans, ni cinquante. Devant l’hôtel chaque jour elle fait pour vivre son numéro de mime accompagné d’une petite radio qui grésille sur son antique tabouret. Elle fascine, moyennant quoi je vide mes économies pour qu’elle me fasse des grâces avec un sourire entendu.


la dame en rouge


4 musiciens de Brème

Mais des musiciens-poètes il y en eut ! Il y en eut de rue ou autrement, il y en eut de souterrains devant la gare… Le visage rond, jeunes ou vieux avaient un air sérieux d’enfant penché sur ses devoirs. Ceux à qui « on donne ce qu’on veut », jouaient Mozart, Peteris Vasks ou bien Chopin avec tant d’application, de précision accompagnée de tant d’élan, que même en leur donnant un peu on les quittait avec le remords de leur avoir trop pris.


Vadim Burlakov

Art Nouveau
Riga, rue Elisabeth

Art Nouveau 1903 (Eisenstein)
10a, rue Elisabeth

Au soir du dixième jour, assis à une terrasse-tonnelle sur la place « des moineaux », ce n’était pas la joie.  Demain serait fait du bimoteur à hélices quadrupales du retour, boules Quiès offertes et quatre heures de sièges vibromasseurs. Devant nous, le palais de la Grande Guilde se remet doucement de 50 ans de collectivisme forcé. Troisième café, je vais pour payer. A ce moment, un inconnu buvant son Montaigne avec son thé à la table voisine se ressaisit, consulte sa montre, se lève aussi. En réalité c’est nos paroles qu’il buvait, il nous le fait savoir en français, nous remercie de lui répondre dans notre langue, nous donne sa carte d’un air distrait et nous invite au « concert d’en face ». C’est pour ce soir, comme ça tombe ! Et Timurs Tomsons, directeur du «Sinfoniettariga », oubliant de nous indiquer l’entrée pour nous forcer à la chercher, tel un fantôme d’Elseneur dilua ses deux mètres et quelque dans l’ombre de la Maskavas Jela qui mène au palais.


maison des chats, 1910 façade de style
médiéval avec motifs art nouveau


quatuor Spikerik de Riga

Mal suspendue la nuit a fini par tomber, nous sommes aux confins de la terre, avec des cales sèches et des quais sous nos pieds. C’est ici que pour les contemporains de Pythéas, le soleil mourait. Ce Grec de Massilia (320 AC) fendit sans mouiller un poil les brumes de l’Hibernie homérique, défia maelstroms et sortilèges du Skagerrak, joua son rafiot aux dés sans galéjer avec les troll du golfe de Finlande. Pour faire son Ulysse ? Pas du tout, il cherchait juste dans la mer gelée les clés qui ouvriraient les portes de l’ambre à ses copains dealers phéniciens de Phocée. On en retrouvera au siècle dernier à Mycènes sous le palais des Atrées, puis à Knossos serti dans l’électrum du bouclier d’Héraclès. Mis en collier pour chauffer les sangs des belles romaines, taillé pour les mariés en bagues, pour les collectionneurs en nains, l’ambre protecteur de la Baltique brava incendies et millénaires sous les ruines superposées de Troie. Plus près de nous en scarabée muet gardien des morts, attendit deux mille ans son Anglais fébrile qui mourut d’avoir tripatouillé celui que portait Toutankamon sur la poitrine.

Qui profita de cet immense trésor sorti de la mer ? Les pacifiques Narva et Nemunas, chasseurs-pêcheurs du golfe de Riga en eurent un peu, par magie, de quoi réparer leurs filets ou remplacer des pilotis. Les Vikings le grappillaient pour payer leurs virées à Byzance. Les grands Etats prédateurs qui allaient suivre y assirent leur morgue de bien nantis.   Et nous pendant une heure par Timurs aimantés à l’endroit même où les longs vaisseaux sous la lune jadis dormaient, qu’allions nous  y faire ? Ecouter des enfants roses au front soucieux penchés sur leurs instruments qu’ils maniaient avec tant de discipline, de passion contenue et du même élan que leurs camarades des rues, qu’on en  était soulevés!


Drakkar enfoui
Avec eux, chaque soir le grand soir !

Car les 25 qu’ils étaient ne jouaient plus seulement de la musique, ils la détournaient en y mettant une espèce de détermination qui n’appartient qu’à des milles et des cents. C’était la jeunesse qui jouait ! C’était l’âme d’un peuple révolté qui à travers eux se jouait ! Dans ce lieu jadis dédié à l’ambre, aux drakkars en relâche, aux Rus en goguette et au hareng, ce serait chaque soir le grand soir. A la fin, tout le monde se leva, non pas pour applaudir mais pour chanter. Une ouvreuse qui passait, nous prenant pour les étrangers que nous étions nous adressa un sourire de fierté : nous avions assisté au concert d'une nation.

 


quatuor de Riga

Clôturons cette lettre sur quelques dates :

- Les Lettons ont fondé leur république en chantant le 18 novembre 1918.
- Occupés par les Soviets de 1940 à 41, puis de 1945 à 91.
- Occupés par les nazis dans l’intervalle de 41 à 45.
- En 1989 une chaîne humaine d’un million de Lettons fête la chute du mur de Berlin et une libération qu’ils croyaient proche. Ils la chantent sur 688 km de long.
- Depuis, tous les 5 ans le festival national du chant commémore cette folie : 10000 personnes chantent toute la nuit en même temps. Le prochain : en 2018 seulement.
- Le 21 aout 1991 enfin,  la Lettonie décrète la restauration de son indépendance.

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